Les ivoires sculptés de Goa

La ville de Goa, sur la côte occidentale de l’Inde, devient une colonie portugaise avec la prise de la ville en 1510. L’objectif du royaume du Portugal est de permettre un développement de l’Estado de India, vice-royaume qui s’étendait du Cap de Bonne-Espérance à Macao.

Travaux indo-portugais, 17e et 18e siècles

Un foyer artistique original

Plus de vingt comptoirs vont être ainsi installés sur le littoral indien, dans le courant du 16e siècle. Goa sera la capitale de ce royaume.  La visée du Portugal est bien sûr économique, avec la ressource en épices (poivre, clous de girofle, noix de muscade, cannelle) mais également religieuse avec l’évangélisation des populations, par des implantations des ordres religieux, dont les jésuites. 
Contrairement à l’empire colonial espagnol, le Portugal va favoriser les mariages mixtes, notamment à Goa. La ville va devenir ainsi le foyer d’un art spécifique : l’art indo-portugais. Celui-ci se décline tant en matière d’architecture, que pour celle de la sculpture ou de la peinture. Cet art reprend les codes de l’art baroque occidental, notamment pour la construction des églises et des monastères, en y mêlant les influences locales. On obtient ainsi des visages métis caractéristiques dans une majorité des représentations humaines. Ce développement artistique se caractérise notamment par une production de petites œuvres en ivoire sculpté, dont l’iconographie prend sa source pour l’essentiel dans les gravures religieuses qui circulent dans l’empire portugais. Statuettes, panneaux de dévotion, crucifix sont sculptés en nombre par des ateliers de ce comptoir portugais. Comme pour les albâtres anglais de Nottingham aux 15e et 16e siècles, la production est quasi-industrielle et les modèles, répétés à des dizaines d’unités, sont essentiellement religieux. Toutefois, contrairement aux œuvres anglaises qui sont façonnées à partir d’un matériau local, les œuvres de Goa sont sculptées dans un ivoire venant d’Afrique. 
Cet ivoire d’éléphant provient d’Afrique australe, et plus précisément des autres colonies portugaises de ce continent (Mozambique) et de l’archipel de Zanzibar. D’une part, les défenses africaines sont de tailles plus importantes, mais d’autre part, l’éléphant étant un animal sacré en Inde et un outil de travail, la ressource locale n’est pas exploitée. Le développement des objets et du mobilier de luxe en Europe intégrant de l’ivoire génère un commerce très important.

Les œuvres indo-portugaises en Morbihan

Elles sont au nombre de trois, dont deux statuettes. Ces dernières illustrent parfaitement les œuvres de petit format et les plus fréquentes dans cette production indo-portugaise : les Vierges à l’Enfant et de l’Immaculée conception. Cette dernière iconographie déjà existante dans le répertoire médiéval, se développe avec la Contre-réforme catholique à partir du 16e siècle. La représentation la plus connue est celle du peintre Bartolomé Esteban MURILLO (1617-1682). La Vierge, parfois avec Jésus, surmonte un croissant de lune, représentation du péché originel et symbole d'inconstance et de corruption. Elle montre ainsi sa supériorité sur le monde terrestre et sa victoire sur ce péché. Cette iconographie prend sa source dans l'Apocalypse de saint Jean, dans laquelle l’apôtre décrit une « Femme » nimbée de soleil, entourée d'étoiles, la lune à ses pieds. Le mal est souvent représenté par un serpent, qui entoure le globe terrestre. 

La première statuette, conservée à La Roche-Bernard, correspond à cette iconographie. La base est composée d’un petit piédestal polygonal, avec un angelot sculpté sur la face. L’Enfant bénit de la main gauche tandis qu‘il tient de l’autre main un attribut manquant, comme pour sa mère. Il devait s’agir de chapelets du Rosaire, autre iconographie mariale importante depuis le milieu du 16e siècle.  La donation du Rosaire est développée par l’ordre des dominicains, avec une donation de chapelet à saint Dominique Guzman et sainte Catherine de Sienne. Ce culte est très important en Morbihan à partir de 1630.     
Ainsi, cette petite statuette réunit deux des principales dévotions mariales de la période moderne. L’aspect hiératique de l’Enfant et le décor assez sobre des tenues indiquent que cette statue est à placer dans les productions assez précoces des ateliers de Goa, soit dans la première moitié du 17e siècle.
La seconde statuette, qui provient du trésor de la cathédrale de Vannes, a un décor plus élaboré. Le manteau de la Vierge ou mante est décoré de petits godrons et la sculpture est plus animée. Le globe terrestre qu’elle surmonte est décoré de têtes d’angelots et d’un phylactère. Ici aussi, les visages des anges sont de meilleure facture que pour la statuette précédente. La base, ici ronde, est décorée d’ornements renflés, les godrons. Cette sculpture est plus tardive et pourrait être placée dans les productions indo-portugaises de la première moitié du 18e siècle.

La dernière œuvre est plus exceptionnelle par sa qualité et son format. Conservée à Sainte-Anne d’Auray, cette pièce illustre les productions les plus abouties de ces ateliers de l’océan Indien. Il s’agit d’un autel portatif, avec une plaque d’ivoire en fond, avec une statuette de la Vierge à l’Enfant et six anges en applique.  La plaque est composée de plusieurs morceaux d’ivoire, formant fond et bords. L’ensemble est encadré d’un bois noir, sans doute de l’ébène, rehaussé à la dorure. Les mots REGINA ANGELORUM (Reine des anges) sont inscrits en partie basse. Les détails de la sculpture attestent de la maitrise et d’une qualité supérieures de de l’atelier. L’ensemble, rehaussé de dorures pour les symboles importants (couronne, soleil, étoiles sur le manteau) et de détail peints végétaux, est de facture plus aboutie. On remarquera les bleus et les rouges utilisés pour les ailes des séraphins. 

La Vierge et l’Enfant sont placés sur le croissant de lune, soutenu par deux anges, tandis que deux autres portent le soleil au-dessus. Sous le croissant, une console en piédouche surmontée du visage d’un angelot, soutient l’ensemble de la composition. En partie haute de celle-ci, le saint Esprit représenté sous la forme d’une colombe, dépose avec ses griffes une couronne sur la tête de la Vierge. Celle-ci est donc placée entre terre et ciel, entourée d’une mandorle rayonnante et accompagnée par une cohorte angélique. C’est l’Assomption de la Vierge ou Dormition pour les orthodoxes, qui est illustrée ici, autre thème très important du cycle marial dans les arts religieux des 17e et 18e siècles. Présente dès le 6e siècle, cette iconographie raconte comment Marie, quelques jours après sa mise en sépulture par les apôtres, monte dans les cieux sans avoir été corrompue par la mort et reçoit son couronnement. Le décor floral peint est composé de roses, mais aussi de lys, symbole de la virginité, deux fleurs qui sont des attributs de la Vierge. 

Mise en parallèle de l’Ascension du Christ, cet épisode est décliné sous de nombreux modèles diffusés sous forme de gravures, et figurant dans les ouvrages religieux. Ce sont généralement sur ces bases que les artistes locaux réalisent leurs œuvres, peintes ou sculptées, comme pour le cas de Rochefort-en-Terre, ci-après.

Des rives de l’océan Indien au Morbihan

L’historique de ces objets n’est pas connu et on ne peut établir que des hypothèses quant à leurs venues en Morbihan. D’autre part, si les grands axes commerciaux sont identifiés, les réseaux de commercialisation de ces œuvres indo-portugaises demeurent plus flous. Toutefois, les trois sont conservés dans des sanctuaires proches de la mer, ce qui pourrait indiquer le don d’un marin ayant navigué dans l’océan Indien. Le probable don d’un officier noble, membre des équipages de la Compagnie des Indes est une piste. Il existe un précédent à Guern et Sainte-Anne d’Auray pour une statue chinoise en porcelaine offerte en deux exemplaires en 1757. Une seconde hypothèse pourrait être également celle d’un jésuite, ayant ramené ces objets pour les offrir à un sanctuaire local. En effet, la basilique du Bon Jésus à Goa renferme le corps de saint François-Xavier, un des fondateurs de la Compagnie de Jésus avec Ignace de Loyola. Lieu de pèlerinage très important, la présence de ces œuvres d’art pourraient être liée à celle des jésuites à Vannes. En 1630, Louis XIII les établit à la tête du collège Saint-Yves de Vannes. Les collections actuelles du collège Saint-François Xavier de Vannes conservent d’ailleurs un Christ en bois polychrome, provenant également des ateliers de Goa.

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