Des milliers de briques venant de Dunkerque et des centaines de kilos de tuffeau de Saintonge sont débarqués et charriés jusqu’au au port de Vannes. C’est de cette manière que l’autel majeur de la cathédrale, provenant de Marseille, fait son entrée dans la cité vannetaise en septembre 1771.
Un chœur selon les nouvelles modes venues d’Italie
Voulu par Charles-Jean de Bertin (NOTE), évêque de Vannes, le chantier de reconstruction du chœur de la cathédrale Saint-Pierre va drainer, de 1768 à 1782, de nombreux matériaux. Ils arrivent dans le Golfe sur des navires de fret, puis sont transportés par des chasse-marées sur les quais du port.
Au 18e siècle, Marseille est le principal centre d’importation de marbres italiens pour le royaume. Les navires de commerce bretons entretiennent des relations commerciales régulières avec cette cité. Contactés par les chanoines du chapitre de Vannes, les négociants phocéens Julien, puis Rampal vont passer contrat avec Dominique Fossati, sculpteur et marbrier de la paroisse de Saint-Ferréol de Marseille. Son père Sylvestre, installé à Marseille vers 1693, est originaire de Moraggia ou Maroges, village suisse du canton de Tessin proche du lac de Lugano (NOTE). Il collabore avec des artistes et négociants italiens sur plusieurs chantiers de monuments funéraires et d’autels en marbre, très en vogue dans le sud de la France. Ces autels dits à la romaine deviennent à la mode, selon un modèle italien et s’y déploient à partir des années 1670. Après de nombreuses réalisations en Provence et Languedoc, ces autels, produits par une douzaine d'ateliers marseillais, sont parfois exportés vers des provinces plus lointaines, notamment pour les églises et cathédrales de Riom, Bordeaux ou Coutances. Dominique Fossati et son frère Pierre ont à leur actif la réalisation de nombreux autels de marbre de ce type, aux formes galbées. Ils fournissent également les chantiers de la Couronne en matériaux, car la famille possède des intérêts dans des carrières de Carrare et du Languedoc et contrôle une grande partie du négoce de ces marbres.
En Bretagne, la mode de ces autels à la romaine a déjà été adoptée avec l’installation d’un ensemble de ce type en 1745. Il est fait de marbre noir pour la cathédrale de Saint-Pol de Léon, exécuté sur les dessins de l'architecte Henry Villars. Celui de Vannes sera plus coloré et selon la mode provençale, composé de plaques de marbres verts, bruns, ocres (marbres incarnat, turquin et griotte) venant de la région de Béziers et de Carcassonne. Ces couleurs de marbre contrastent avec le blanc de celui de Carrare, utilisé pour les sculptures et reliefs. La ville et port de Saint-Malo, siège d’un évêché, n’est pas en reste, puisque qu’une commande d’un autel à la romaine est réalisée pour la cathédrale saint-Vincent, mais il n’y sera jamais placé. Celui-ci est racheté au début du 19e siècle, par la paroisse Saint-Germain de Rennes. Plus guerrière est la provenance des anges de marbre placés sur l’autel majeur de l’église Saint-Martin des Champs (Morlaix) : destinés à l'origine à la cathédrale de Séville (NOTE), ceux-ci ont été pris par un corsaire local sur un navire génois. D'autres autels de ce type sont conservés à l’église Saint-Cornély de Carnac et à l’abbatiale de Saint-Gildas de Rhuys.
Un chantier d'ampleur
Pour la cité des Vénètes, l’autel à la romaine en beau marbre de Gênes des plus belles couleurs est commandé en mai 1768, après un marché adopté par le chapitre le 16 avril (NOTE). Un dessin pour un autel a été réalisé dès 1765 par Demié, architecte, à la demande de l’abbé Duclos. C’est sans doute ce modèle qui est adressé aux marbriers provençaux pour le marché, à moins que Dominique Fossati n’ait fourni son dessin au chapitre, comme pour l’autel réalisé à la Ciotat (Bouches-du Rhône). Le projet définitif du chœur est présenté en septembre 1767. Les article 24 et 25 précisent les caractéristiques de l’autel majeur : il sera de dix pieds de long (..) il n’y aura point d’autre ornement que six chandeliers sur le gradin. Au milieu de l’autel s’élèverait une espèce de tabernacle en haut duquel seraient placés la Croix ou le Soleil avec le Saint-Sacrement. Deux anges adorateurs à côté, dont la tête monterait jusqu’au pied de la Croix (…) Le milieu du Sépulchre serait orné d’un Géova éclatant et au milieu de l’espèce de tabernacle d’un agneau mort. Les proportions sont assez proches de celles du maître-autel de la cathédrale de Montpellier, sculpté par Pierre Fossati, frère de Dominique, en 1753, mais le tabernacle et l’antependium ont des décors différents, avec des anges adorateurs de grande taille.
En mai 1768, un premier terme de 2 566 livres est payé à Dominique Fossati pour cet autel, par l’intermédiaire de Sarrasin, marbrier à Marseille, puis un second de la même somme en mai de l’année suivante. Pour ce type de travaux aux 17e et 18e siècles, les paiements sont généralement réglés en trois fois, dont le dernier après la livraison, ce qui donne un coût total de 7 700 livres pour l’autel majeur. Ici, c’est le double du coût d’un autel comparable réalisé par d’autres ateliers de marbriers provençaux, comme celui de Fayence (Var) qui coûte 3 000 livres. L’importance de ce prix peut être éventuellement justifiée par les deux anges adorateurs, le tabernacle monolithe mais également par le fret.
Des plaques de marbre noir et blanc sont également achetées à Dominique Fossati, afin de paver le nouveau sanctuaire, sur un modèle également italien, comme ceux des cathédrales de Grasse (Alpes-Maritimes) ou Montpellier.
En 1769, un dénommé Lamothe écrit à monseigneur Bertin depuis Paris pour proposer une alternative française aux marbres outre-alpins, pour les autels latéraux du chœur, avec l’emploi d’albâtre agatisé. Ce dernier, établi à l’île Saint-Louis à Paris, possède en effet une carrière de cet albâtre, nouvellement découverte et qui est selon lui, susceptible du plus beau poli et présente des accidents qui le rendent précieux et qu’il sera préféré au stuc et au marbre pour la décoration des églises et des salons (NOTE). L’évêque, malgré cette proposition commerciale novatrice, reste sur le choix du marbre italien. Une autre commande est donc passée à Christophe Fossati, neveu de Dominique, pour la réalisation de deux petits autels et des statues de saint Pierre et saint Paul, en janvier 1771. Le devis, proposé en octobre de l’année précédente, est de 1 600 livres pour les statues et 1 800 pour les autels. Ces autels, pour le service notamment de la paroisse, sont nécessaires après la destruction des anciens adossés au jubé, due à l’installation des échafaudages du chantier de la nouvelle voûte du chœur.
Toutefois, des problèmes de construction du nouveau chœur se posent à l’architecte et ingénieur des bâtiments civils de la Marine, Philippe Guillois de Lorient. Un nouveau plan est adopté, car la prolongation souhaitée par les chanoines pour le chœur obligerait à la démolition de la sacristie et qu’il serait impossible de donner une longueur proportionnelle à la largeur pour l’ensemble. Les travaux sont repris par Gabriel Henri Ulliac de Kerleau, maître-architecte à Vannes, à partir de 1772. Cependant et malgré le retard du chantier, l’autel majeur commandé à Marseille, fait son entrée dans le port en septembre 1771.
Un transport périlleux
Encaissés aux frais de l’artiste, l’autel, quatre marches et 650 carreaux de marbre destinés au pavage du sanctuaire sont confiés au capitaine d’un navire breton, recommandé par les chanoines. Un courrier de mars 1771 du commissaire de la Marine de Vannes à son homologue de Marseille, le priant de veiller à l’emballage, à l’embarquement et au choix du maitre de barque, témoigne des précautions prises autour de cette précieuse cargaison. Le chapitre a payé plus de 10 000 livres, dont 3 000 pour les carreaux de pavage, soit une part très importante du budget d’ensemble de l’évêque.
À l’arrivée de la marchandise à la pointe de Conleau (Vannes), le commissaire de la Marine dépêche des experts afin de choisir un chasse-marée capable de transporter trois grandes caisses, renfermant sans doute les principaux éléments de l’autel, ainsi que le tabernacle sculpté d’une seule pièce de marbre. Ces grandes caisses sont déposées dans un chasse-marée non ponté, sur un lit de fagots, tandis que les caisses plus petites et les carreaux sont transportés par chaloupes. Les manœuvres de levage et de transport jusqu’aux quais, confiés à un dénommé Bourhis, constructeur de bateaux, durent quatre journées. Une fois le transbordement effectué, le grand chasse-marée est piloté dans le chenal par des chaloupes. Un attelage composé de douze bœufs et treize chevaux est mis en place pour le transport de ces trois grandes caisses depuis les quais jusqu’au chantier de la cathédrale. Les caisses plus petites sont charriées par six bœufs et trois chevaux.
L’installation de l’autel ne se fait pas sans heurts et dans l’immédiat, vu le retard du chantier. En 1775, les travaux d’installation de l’autel nécessitent d’abord une consolidation du tombeau de saint Vincent Ferrier, placé en dessous du chœur. Une seconde voûte est alors édifiée car le caveau est trop faible et trop tendre pour soutenir la masse considérable de l’autel en marbre qu’on doit placer sur cette voûte. D’autre part, le chapitre est obligé d’ouvrir une nouvelle porte au sud de la cathédrale, car les anciennes portes sont bouchées à la suite de l’arrivée du maitre-autel (NOTE). En août 1776, les chanoines doivent donc acheter une maison pour 600 livres à Jean-Mathurin Janin et Jeanne Bihouée sa femme, et à Julienne Boisela, située près de l’ancien perron de la cathédrale, rue Saint-Guenaël.
En janvier 1773, c’est par Lorient que transitent jusqu’à Vannes, sur une chasse-marée les deux autels latéraux et les statues de saint Pierre et saint Paul, commandés à Christophe Fossati. Ils arrivent également trop tôt, par rapport au retard de l’œuvre, car de nouveaux plans du chœur sont élaborés par messieurs Destailles et Desmées en juillet 1773.
L’autel majeur est finalement mis en place dans le chœur quatre ans plus tard et six ans après son arrivée à Vannes, et consacré le 12 septembre 1777 par monseigneur Sébastien-Michel Amelot de Chaillou, nouvel évêque.
L'achèvement d'un chantier de 25 ans
Christophe Fossati réalise également le mausolée de Monseigneur Bertin, commandé en novembre 1775 par le nouvel évêque et le chapitre. Mais le souhait de ces derniers étant de créer un gisant du prélat, l’artiste montre son désaccord et entend faire du beau et non pas du médiocre, surtout la statue qu’il faut étudier d'après nature, ainsi que les vêtements. Il faut faire des modèles en petit et grand avant de travailler le marbre (NOTE). Si la maquette de terre cuite du piédestal est adressée depuis Vannes et confiée à un capitaine de navire, c’est à partir d’un buste en plâtre envoyé de Paris en juillet 1777 par le ministre de Bertin, frère du défunt évêque, que le jeune Fossati compose ce mausolée. Le frère de l’évêque était déjà intervenu en 1767 afin d’obtenir 50 000 livres de Louis XV pour les travaux de la cathédrale (NOTE). En 1778, le voyage est organisé par Philippe Guillois et le mausolée est transporté de Marseille à Nantes, dans un navire transportant du savon. Il sera placé dans la chapelle du Sacré-Cœur à son arrivée, au sud de la cathédrale. La statue de l’évêque regarde en direction du chœur de la cathédrale, ce qui ne doit pas relever du hasard.
Les deux petits autels avec boiseries et les statues ne sont installés qu’en juillet 1780, après une livraison de nouveaux carreaux de marbre afin de compléter le dallage du sanctuaire, notamment pour l’avant chœur. Un premier marché est réalisé avec Christophe Fossati pour la fourniture du marbre au pourtour du devant du chœur sur lequel est posée la grille. L’abbé de La Pommeraye commande ainsi 300 carreaux noirs et blancs. Une nouvelle commande est passée de 1 000 nouveaux carreaux, mais également pour un pied en stuc destiné à soutenir l’aigle en bronze du lutrin (photo ci-après). Les carreaux arrivent à Conleau en deux temps, transitant par Nantes : en mai 1779, sur le navire Le Saint-Pierre de Port-Louis, commandé par le capitaine François Saunique, puis en mars 1780 dans les cales du Saint-Aubin de Nantes, dirigé par Jean-Baptiste Ridel (NOTE).
Achevé à la fin de l’année 1782, le projet de reconstruction de Charles-Jean de Bertin aura été long et fort coûteux, pour un chapitre qui va être confronté à des difficultés financières dans les années suivantes.
La cathédrale possède aujourd’hui un des ensembles les plus complets et homogènes de cet art des marbriers provençaux du dernier quart du 18e siècle, témoignant encore une fois des liens maritimes et commerciaux réguliers du Morbihan et de la Bretagne avec la Méditerranée.
Note de l'auteur
- Charles-Jean de Bertin (Périgueux ,1712 – Plescop, 1774) est évêque de Vannes de 1746 à sa mort. Il est également le frère de Henri de Bertin, ministre et contrôleur général des Finances de Louis XV.
- Marbriers Provençaux du XVIIIe siècle, Les Fossati par Joseph Billioud, in Provence historique, fascicule 15, 1954.
- Histoire de Morlaix et de sa région, par Louis Le Guennec in Le Finistère monumental, tome 1, réédition "Les amis de Louis Le Guennec", Quimper, 1979.
- Archives départementales du Morbihan, 74 G 2.
- Le Mercure de France, année 1769, p. 191.
- Archives départementales du Morbihan, 73 G 2.
- Lettres échangées entre le chapitre et le sculpteur de 1775 à 1777. Archives départementales du Morbihan, 73 G 2
- Lettre de M. de Sartine, lieutenant général de la police, annonçant cette aide au chapitre en septembre 1767. Archives départementales du Morbihan, 47 G 7
- Archives départementales du Morbihan, 81 G 12.