École gratuite et obligatoire, des débuts difficiles dans le Morbihan

Pour les républicains, arrivés au pouvoir en 1879, l'école doit être le moyen pour les Français de lutter contre l'ignorance, « d'éclairer chaque jour davantage le suffrage universel » (Gambetta). L'objectif principal de Jules Ferry est de mettre en place une école républicaine qui forme des citoyens éclairés et réunit sur les bancs de l'école les enfants que mêlera plus tard le service militaire.

Une réforme en plusieurs temps

La loi Ferry du 16 juin 1881 établit la gratuité de l'enseignement primaire dans les écoles publiques. Cette mesure n’est pas vraiment nouvelle (note). Avant son adoption, on comptait déjà près de 7 000 communes ayant établi la gratuité. Mais afin d’être en mesure d’imposer l’obligation scolaire, il était nécessaire d’inscrire le principe de gratuité absolue dans la loi. Elle impose également la nécessité de l'obtention par les instituteurs d'un brevet de capacité (note).

Le 2 août 1881 paraît le décret relatif à l’enseignement, au personnel et à l’inspection des écoles maternelles, qui transforme les anciennes salles d’asile en écoles maternelles. Il est complété par la loi du 28 mars 1882, qui rend l’école obligatoire pour les enfants de 6 à 13 ans. Dans les faits, l’obligation scolaire entérine un mouvement de scolarisation de masse déjà bien engagé mais doit permettre d’améliorer la scolarisation des filles et des enfants des campagnes (note). Mais c’est en matière de laïcité que cette loi change véritablement la donne, en supprimant tout enseignement religieux à l’école, et en le remplaçant par une instruction morale (note). Dans une circulaire envoyée aux instituteurs, le 17 novembre 1883, Jules Ferry précise sa pensée : "L’instruction religieuse appartient aux familles et à l’église, l’instruction morale à l’école."»

Quant au personnel enseignant, sa formation est encadrée par la loi dès 1879 (note). Ce personnel sera laïcisé par la loi Goblet du 30 octobre 1886, laïcisation qui se fera sur le long terme (note).
 

Une mise en œuvre lente et difficile dans le Morbihan

Les lois scolaires se mettent en place très progressivement dans le Morbihan, non sans difficultés et avec deux problématiques spécifiques : la religion et la langue.
L’instruction progresse en effet très lentement dans le Morbihan. Le manque d’écoles est criant (note) et les conditions d’enseignement resteront longtemps difficiles. Le nombre d’enfants par classe dépasse souvent 50 élèves (note). Une institutrice de Moréac témoigne : "depuis le mois de décembre [1893], j’ai 122 élèves inscrites. Étant toute seule, j’ai beaucoup à faire".
Le problème se pose également en milieu urbain. Un inspecteur primaire déplore en 1904 : "À Lorient même, certaines classes primaires ont compté jusqu’à 160 et 170 élèves, et cela au cœur de l’été. Je ne parle pas des classes maternelles qui renferment dans certaines écoles de Lorient plus de 220 élèves." (note)
De nombreux rapports soulignent le mauvais état des bâtiments, l’insalubrité des classes, le manque de matériel et l’état déplorable des bibliothèques scolaires. Un inspecteur primaire signale qu’à Moréac et Saint-Aignan "des classes de 25 à 30 m2 de superficie, au plafond bas, contiennent jusqu’à 55 élèves qui s’asphyxient mutuellement et anémient leur maîtresse" (note). On remarque cependant des initiatives positives. Un inspecteur de la circonscription de Ploërmel souligne ainsi que "quelques constructions nouvelles offrent aux enfants un séjour sain et agréable." (note)
La création de nouvelles écoles reste toutefois compliquée. Un rapport de 1897 met en avant la mauvaise volonté des municipalités ou les difficultés financières de celles-ci.(note)

 

Un fléau récurrent : l’absentéisme

"les enfants de La Ville-Jaudoin et des hameaux voisins sont obligés de parcourir quotidiennement 10 ou 12 kilomètres pour se rendre aux écoles du bourg"

L’absentéisme scolaire est important. 32 % des enfants scolarisables ne fréquentent aucune école en 1891. Le taux d’absentéisme atteint même 52% pour le seul arrondissement de Pontivy. Plusieurs facteurs favorisent ce manquement scolaire. Le premier frein est l’emplacement des écoles, souvent éloignées des villages et des hameaux. Un inspecteur plaide en 1894 pour la construction d’une école de hameau à Mohon : "Elle rendrait également grand service, car les enfants de La Ville-Jaudoin et des hameaux voisins sont obligés de parcourir quotidiennement 10 ou 12 kilomètres pour se rendre aux écoles du bourg" (note). Les autres facteurs sont l’indifférence des familles et des municipalités ou encore la pauvreté qui conduit à l’exploitation de la main-d’œuvre enfantine pour les travaux des champs ou pour la pêche (note). Les rapports d’inspection font ressortir une meilleure fréquentation scolaire dans les zones urbaines.
 

École laïque contre école libre

Par ailleurs, les lois scolaires divisent le Morbihan. Le clergé se sent menacé dans un secteur qui lui revenait de tradition et où il exerce une influence importante. Il s’allie naturellement aux conservateurs qui, par leurs moyens financiers, soutiennent l’école libre. Certains secteurs géographiques du Morbihan sont réfractaires à l’école laïque. L’inspecteur primaire de la circonscription de Ploërmel constate en 1908 que la situation des écoles est
"toujours difficile (…) en raison de l’hostilité que témoigne une certaine partie de la population pour l’enseignement laïque."
 

Pédagogie et enseignants

Le contenu des programmes et la pédagogie sont régulièrement analysés dans les rapports d’inspection.
"Le français reste encore la partie la plus faible dans nos campagnes" (note) ; "Il faudra attendre un demi-siècle encore pour que le breton disparaisse dans les usages courants de la vie".(note) En revanche, un inspecteur se félicite que "la morale laïque s’implante" (note).
Des efforts sont également faits pour adapter l’enseignement au contexte géographique et économique du département avec, par exemple, la mise en place d’un enseignement nautique dans les écoles de la côte.

La formation et le niveau de qualification des instituteurs et institutrices est également au centre des préoccupations. La constitution de cours primaires supérieurs reste quasiment impossible avant 1914, faute d’une population scolaire suffisante. Or ces cours sont indispensables à la préparation des futurs élèves des écoles normales (note).

Si le niveau de capacité des enseignants progresse régulièrement, et malgré "le dévouement indéniable du personnel", l’inspecteur d’académie déplore en 1907 le "mauvais classement du département dans l’instruction primaire" puisque le Morbihan est le dernier de France (note)
 

À la veille de la Grande guerre, un bilan en demi-teinte

À la veille de la Grande guerre, on est encore loin de l’école idéale et des objectifs fixés par la loi. La fréquentation de l’école reste fluctuante ou saisonnière. L’instruction des filles peine à se généraliser. Le Morbihan demeure un département fortement analphabète : le nombre d’illettrés constatés lors des conseils de révision reste élevé, malgré la mise en place de cours du soir assurés par les institutrices et instituteurs en complément de l’instruction primaire.
En 1891, dix ans après les lois Jules Ferry, l’inspecteur d’académie constatait déjà : "Il est d’ailleurs évident que les progrès dont nous poursuivons la réalisation ne peuvent s’accomplir que par une lente évolution".
 

Des sources riches et variées

Les documents officiels et statistiques de la série T relatifs à l’enseignement général permettent de retracer l’histoire de l’enseignement en Morbihan et de son contenu, la naissance des grandes réformes et leur mise en application. Cette série conserve aussi des pièces plus personnelles, moins strictement administratives qui apportent de précieux éléments sur la situation des enseignés et des enseignants au 19e siècle et dans la première moitié du 20e siècle, notamment celle des instituteurs car la place de l’instruction primaire reste prépondérante : notes d’inspection, correspondance entre les instituteurs et les inspecteurs, dossiers personnels des enseignants, cahiers d’écoliers…

Pour approfondir les recherches, le chercheur pourra avoir recours à différents fonds :

-    on pourra consulter dans la série N les rapports présentés chaque année par l’inspecteur d’académie au préfet, rapports qui permettent de saisir dans son ensemble l’état de l’enseignement primaire dans le département et de suivre son évolution. Cette série contient également des documents sur l’école normale d’instituteurs entre 1876 et 1937 : création, construction, comptes administratifs.

-    les fonds des sous-préfectures (série Z).

-    on trouvera dans les dossiers d’administration communale (sous-série 2 O) les dossiers concernant les bâtiments scolaires : constructions, réparations…

-    les archives déposées des communes du Morbihan comportent des dossiers relatifs à la construction et à l’entretien des bâtiments scolaires. 

-    la série M enfin, au-delà des dossiers d’affaires scolaires conservés dans le fonds du cabinet du préfet, apportera une multitude d’informations sur des sujets divers : rapports des sous-préfets sur la situation politique dans leur arrondissement, rapports de police faisant état d’actes de dégradations sur des écoles ou de propagande anti républicaine ; rapports des sous-préfets sur le climat d’opposition à l’école laïque dans leur circonscription ; syndicats d’enseignants ; état des épidémies dans les écoles entre 1887 et 1932 ; récompenses et distinctions honorifiques accordées aux instituteurs ; dossiers relatifs au travail des enfants…
 

Sources consultées

T 316. - Enquête sur la situation matérielle des écoles, 1884

T 1013. - Fonds de l’inspection académique. Rapports de l’inspecteur d’académie, 1890-1910

T 1047-1049. - Fonds de l’inspection académique. Statistique. Rapports fournis par les inspecteurs primaires à l’inspecteur d’académie, 1883-1908

T 1066. - Fonds de l’inspection académique. Correspondance reçue du préfet, 1891-1903

T 2161. - Fonds de l’inspection académique. Fonds des écoles primaires : La Chapelle-Neuve. École publique de garçons : cahiers de devoirs mensuels, 1915-1919 

T 2171. - Fonds de l’inspection académique. Fonds des écoles primaires : Le Palais. École de garçons, 1879-1940

T 2657. - Fonds de l’inspection académique. Fonds des écoles primaires : Béganne, ensemble des écoles, 1862-1940

T 2677. - Fonds de l’inspection académique. Fonds des écoles primaires : Naizin, école primaire élémentaire de filles, 1894-1900

M 4447-49. - Administration générale du département. Police générale : affaires politiques : rapports mensuels, 1897-1913

2 O 50/3. - Administration communale. La Croix-Helléan : travaux communaux, 1862-1927

RB 2226/1. – RICHARD (Marcelle), L’enseignement en Morbihan. T.1, L’instruction primaire (1880-1914), Recueils de documents pour l’enseignement. –  CRDP/CDDP du Morbihan Rennes, 1983. – coll. (L’Histoire en Bretagne. Série départementale du Morbihan ; 6) 

PB 2845. – Les Morbihannais dans la Guerre 14-18. - Conseil général du Morbihan/Archives départementales du Morbihan, 2014

HB 14379. – ROME (Yannick), La guerre scolaire en Morbihan : 1820-1940. Tome 2, 1880-1940. - Liv’éditions, 2008

HB 5918. – SIMON (Jules). - Le livre du petit citoyen : livre de lecture courante à l'usage des écoles primaires. – Hachette, 1880 

HB 214. - Notes et documents sur l'enseignement de la morale. Écoles laïques du Morbihan, 1895-1900. – Vannes : impr. Grébus, 1900 

IB 106. - Bulletin officiel de l’instruction primaire : académie de Rennes : département du Morbihan. - Imp. Gustave de Lamarzelle. - Édition de Vannes, 1866-1958

JO 55. – L’instituteur morbihannais : journal professionnel rédigé par un groupe d’instituteurs de Lorient, 1896
 

Notes de l'auteur

  1. Cf. loi Guizot sur l’instruction primaire de 1833, loi Falloux du 15 mars 1850 et loi Duruy du 10 avril 1867 sur l’enseignement primaire.
  2. Loi du 16 juin 1881 relative aux titres de capacité exigés pour l’enseignement primaire.
  3. En 1878, il reste encore environ 600 000 enfants non scolarisés.
  4. Ce sont les premiers mots du texte de la loi. Art. 1er. "L’enseignement primaire comprend : L’instruction morale et civique […]."
  5. Loi Paul Bert du 9 août 1879 sur l’établissement des écoles normales primaires.
  6. En 1900, l’inspecteur primaire de Ploërmel constate "encore la forte présence des institutrices congréganistes" dans les écoles publiques. Elles sont remplaçées au fur et à mesure des vacances de postes. Rapport à l’inspecteur d’académie sur l’enseignement primaire en 1899-1900.
  7. Dans son rapport à l’inspecteur d’académie en 1906-1907, l’inspecteur primaire de Pontivy constate que la commune de Bieuzy ne posséde toujours pas d’école publique. À Noyal-Pontivy, qui compte 3655 habitants, il n’y a pas d’école publique de filles. L’inspecteur primaire de Vannes constate dans un rapport de 1908 qu’il n’y a pas d’écoles de hameaux dans de grandes communes très étendues comme Elven ou Carentoir.
  8. Dans un courrier adressé à l’inspecteur primaire en 1894, une institutrice de Moréac rapporte que "D’après la dernière statistique officielle du Ministère de l’Instruction publique, la proportion de ces classes est de 14% dans la France entière. Or, elle s’élevait encore au 30 avril dernier à 55% dans le Morbihan".
  9. Rapport de l’inspecteur primaire de Lorient à l’inspecteur d’académie à Vannes, 1903-1904.
  10. Rapport de l’inspecteur primaire de Pontivy à l’inspecteur d’académie, 1906-1907.
  11. Circonscription de Ploërmel, Rapport sur la situation de l’enseignement primaire en 1893-1894.
  12. Rapport sur la situation de l’enseignement primaire dans l’arrondissement de Pontivy, 1896-1897.
  13. Circonscription de Ploërmel, Rapport sur la situation de l’enseignement primaire en 1893-1894.
  14. Un rapport de 1894 explique qu’à cause du mauvais temps, "le manque de fourrage […] a obligé les parents à faire sortir plus que de coutume le bétail, que les enfants surveillent". Circonscription de Ploërmel, Rapport sur la situation de l’enseignement primaire en 1893-1894.
  15. Rapport de l’inspecteur primaire de Pontivy à l’inspecteur d’académie, 1899-1900.
  16. Rapport de l’inspecteur primaire de Vannes à l’inspecteur d’académie à Vannes, 30 juin 1904.
  17. Rapport de l’inspecteur primaire de Pontivy à l’inspecteur d’académie, 1906-1907.
  18. Rapport sur la situation matérielle et morale de l’école normale d’instituteurs, 1894-1895.
  19. Rapport de l’inspecteur primaire de Vannes à l’inspecteur d’académie à Vannes, 20 juin 1907.
Retour en haut de page