Le 8 juin 1761, le pavillon blanc flotte au-dessus de la citadelle de Belle-Île et marque la capitulation de la place après plus d’un mois de siège par les forces anglaises. Commence alors pour les quatre paroisses de l’île une longue occupation qui ne se termine que le 11 mai 1763 avec le départ des derniers soldats britanniques. Retour sur cet événement historique qui a marqué l’histoire morbihannaise et nationale.
La prise de Belle-Île, reflet d’une France affaiblie par la guerre de Sept Ans
Le projet de la conquête de Belle-Île naît en 1761 alors que la France est déjà en position de grande faiblesse vis-à-vis de la Grande-Bretagne et ses alliés. Depuis 1756 et le début de la guerre de Sept Ans, elle a perdu l’essentiel de ses colonies en Amérique du Nord et subit des revers dans ses comptoirs d’Asie. En outre, et bien que la France demeure la première puissance militaire continentale en Europe, la Prusse, alliée des Britanniques, parvient à lui infliger d’écrasantes défaites telle que celle de Minden en août 1759. La France, acculée et désespérée, mise sur une invasion à grande échelle de la Grande-Bretagne. Alors que la marine s’organise, les défaites catastrophiques des batailles de Lagos et des Cardinaux mettent fin à ce projet. Les pourparlers de paix ne sont pourtant pas encore d’actualités, la France comptant en effet sur le pacte passé avec l’Espagne pour renverser la situation et prévenir toute prédominance des Britanniques. L’invasion de Belle-Île apparaît à ce moment comme un moyen de forcer la main aux Français, l’impact serait d’autant plus grand que ce territoire pourrait servir de base militaire importante pour mener des opérations sur le continent. Bien que repoussée une première fois en octobre 1760, cette entreprise est finalement validée par le roi Georges III en mars de l’année suivante.
Le commandement de l’opération est confié au général Hodgson pour le corps expéditionnaire et à l’amiral Keppel pour la flotte. C’est ainsi que 126 navires de guerre et de transport, d’après une note du registre du général de la paroisse du Palais, paraissent le 6 avril 1761 devant les côtes de Belle-Île. Les navires anglais effectuent des manœuvres de repérage pour trouver l’endroit le plus propice à un débarquement. La garnison de Belle-Île, qui compte environ 3 200 hommes est mobilisée. Deux jours plus tard, le 8 avril, une première tentative est faite à Port-Andro non loin du bourg de Locmaria qui subit une canonnade. Malgré un bombardement de diversion sur le bourg de Sauzon et sur la citadelle, les Français repoussent brillamment les Anglais à la mer et font de nombreuses victimes, tués ou prisonniers.
Loin de s’avouer vaincus, les Britanniques organisent, le 22 avril suivant, un second débarquement au même endroit impliquant davantage d’hommes après l’arrivée de renforts en nombre. Alors que cette attaque rencontre une nouvelle fois une vive résistance, d’autres troupes débarquent un peu plus au nord, entre la pointe de Sainte-Foy et Kerdonis. Un contingent de soldats parvient à prendre position en haut des falaises et à établir une tête de pont. Sur ordre du général Crawford, les troupes de Port-Andro rembarquent et se dirigent vers cette nouvelle position afin de la consolider. Les troupes françaises, surprises, se replient vers Le Palais sur ordre du commandant de l’île M. de Sainte-Croix. L’armée anglaise, forte de 5 à 7 000 hommes s’établit pour la nuit aux alentours de Kerdonis.
Le déploiement des forces britanniques et le siège de la citadelle du Palais
Dans les jours qui suivent, le général Hodgson fait progresser l’armée anglaise dans toute l’étendue de l’île. Le 24 avril, l’état-major installe son quartier général au bourg de Bangor. Le presbytère et de nombreuses autres maisons sont réquisitionnés pour le logement des officiers. L’église l’est également et accueille un hôpital pour les blessés, aussi bien anglais que français. Une annonce est faite aux habitants pour les rassurer sur leur sort, aucun mal ne leur sera fait s’ils continuent à vivre comme à l’ordinaire. En revanche, si certains tentent de s’enfuir, ils seront considérés comme des ennemis et leurs biens seront détruits.
Le 27 avril au soir, l’ensemble du corps expéditionnaire est débarqué et voit son effectif augmenté de plusieurs milliers de soldats supplémentaires. Entre temps, M. de Sainte-Croix, constatant l’avancée des Anglais vers Le Palais, ordonne la construction de six redoutes établies tout autour du plateau de la ville. En effet, si les britanniques parviennent à occuper la ville, la menace de l’artillerie sur la citadelle n’en sera que plus grande. Ces postes de défense sont érigés à la hâte et accueillent entre 50 et 100 soldats armés de fusils mais aucune pièce de canon. Leur mission est d’empêcher les Anglais de forcer le passage en espérant que des secours arrivent rapidement du continent. Des escarmouches rythment la fin du mois d’avril et le début du mois de mai, cependant, Hodgson a un objectif en tête : prendre le village de Bordilia qui constitue une hauteur stratégique pour mener le siège de la citadelle. L’artillerie anglaise s’emploie donc à détruire les redoutes de fortune qui gênent malgré tout l’avancée des militaires. Face à tant de puissance de feu, les Français n’ont finalement d’autre choix que de se replier sur la citadelle et d’abandonner les redoutes aux Anglais qui en prennent possession et y installent des pièces de canon. Ainsi s’intensifie le siège de la place forte soumise à un pilonnage incessant. Finalement, deux brèches sont ouvertes et rendent impossible la défense française. Sainte-Croix tient un conseil de guerre le 6 juin au soir, lequel décide à l’unanimité de la capitulation. Le lendemain matin, le commandant fait hisser le pavillon blanc, signe de reddition.
Lors des négociations, le général Hodgson accorde à la garnison de la citadelle une sortie « avec les honneurs de la guerre, tambours battants, drapeaux déployés, mèche allumée et trois pièces de canon avec douze coups à tirer dans sa cartouche ». L’ensemble des hommes, ainsi que leurs femmes et leurs enfants sont évacués sur le continent par des bateaux anglais le 11 juin. Le quartier général britannique est transféré à la citadelle et des travaux de fortification sont entrepris. L’occupation commence.
L’occupation anglaise de Belle-Île
Les forces anglaises investissent l’ensemble de l’île et occupent de nombreux bâtiments publics et privés pour le logement et l’entretien des militaires, et ce malgré la construction de baraquements. Les opérations ayant été assez violentes, les églises-hôpitaux ne désemplissent pas de blessés et de malades. Une grande partie du corps d’invasion est toutefois progressivement rembarquée à la fin de l’année 1761. Reste une garnison de quelques milliers d’hommes.
S’agissant du vécu des habitants de Belle-Île, le général Hodgson est décrit comme un gouverneur très dur et brutal. Une lettre du duc d’Aiguillon le désigne en ces termes :
« il s’imagine avoir conquis une colonie de l’Amérique habitée par des esclaves, et ne pas être tenu d’observer les articles de la capitulation qui regardent les propriétés des terres et les habitants. Il traite ceux-ci avec la dernière dureté, s’empare des meubles des bourgeois pour son usage, des outils des ouvriers, des bestiaux des laboureurs et met ensuite les uns et les autres dehors, comme gens inutiles […] ».
Cette situation ne dure pas puisque le général est rappelé pour d’autres missions fin décembre 1761. Un nouveau général, le général Crawford, prend la tête de l’île et laisse un bien meilleur souvenir de son commandement. Les dons généreux et réguliers qu’il fait au profit des pauvres et des églises reflètent parfaitement la bienveillance de cet homme envers le peuple. Il fait par ailleurs bâtir un manoir pour son usage non loin du bourg de Sauzon, manoir toujours visible aujourd’hui. Le village prend ainsi le nom de son propriétaire. C’est ce dernier qui entreprend également de construire des grands chemins praticables pour relier les paroisses entre elles. Les habitants y travaillent régulièrement et sont pour cela payés honnêtement.
Les successeurs du gouverneur Crawford, qui est rappelé en mars 1762, ne laissent pas la même impression. La vie est rude et nombre de paroissiens quittent finalement leur île à contrecœur, aggravant le dépeuplement du territoire. La France réfléchit à une éventuelle libération de l’île mais le projet semble trop incertain et trop coûteux, notamment en vies humaines, pour être mené à bien, comme en témoigne un mémoire anonyme. Cette situation ne dure heureusement pas trop longtemps puisqu’en novembre de la même année, est annoncée l’ouverture de négociations de paix entre la France, l’Angleterre, et l’Espagne, une nouvelle qui réjouit alors la population.
Le traité de Paris de 1763 et le retour de Belle-Île à la France
La paix est définitivement signée le 10 février 1763 et met fin à la terrible guerre de Sept Ans qui consacre la Grande-Bretagne comme première puissance mondiale. Le retour de Belle-Île à la France se fait en échange de Minorque (Baléares) au profit de l’Angleterre. Les Anglais évacuent au mois de mai 1763 et remettent la place au baron de Warren, désigné comme le nouveau commandant par le roi. Warren organise d’ailleurs dans le mois qui précède ce transfert et l’évacuation de l’île avec le gouverneur anglais Forrester. Dans une lettre adressée au gouverneur de Bretagne, le baron s’exprime ainsi :
« L’isle, Dieu mercy est redevenue françoise […] ».
L’enjeu est désormais de reconstruire et de rendre à nouveau prospère ce territoire ravagé par ces années d’occupation. Un état général de l’île est dressé peu après. Ce document, par ses nombreux détails, livre une très précieuse photographie de Belle-Île et de ses habitants après le départ des Anglais. Il répertorie les pertes subies dans tous les secteurs mais également ce qui subsiste encore, cela dans le but d’évaluer le montant des réparations à prévoir. On y apprend ainsi que plus de 40 % des maisons ont été détruites, et plus de 60 % des granges et bâtiments agricoles, sans compter la saisie de milliers de bêtes (bœufs, vaches, moutons, chevaux), et d’outils et d’ustensiles dédiés à l’agriculture (faux, charrettes, charrues…). Certains villages ont même été rayés de la carte où ne figurent que des ruines comme à Kerdonis, où avaient débarqué les Britanniques. Il est en outre procédé à un recensement exhaustif de la population village par village, ce qui constitue une formidable source qui précède de loin les recensements officiels du 19e siècle. L’estimation globale des pertes est quant à elle évaluée à plus de 580 000 livres.
Enfin, cet état général a sans doute également été dressé dans la perspective de l’accueil des 78 familles acadiennes rapatriées des provinces perdues d’Amérique du Nord et choisies pour s’y établir. Cette main d’œuvre est une aubaine tant les besoins sont grands pour redonner sa prospérité à Belle-Île. Pour favoriser cette reconstruction, un grand projet d’afféagement de toutes les terres de l’île est décidé au profit des habitants, qui jusque-là, n’en étaient nullement propriétaires. Cette opération a lieu en 1766 après un long travail d’arpentage et de relevés qui a produit un premier cadastre, anticipant de loin une nouvelle fois le cadastre napoléonien.
La présence anglaise à Belle-Île et ses conséquences dans les archives départementales du Morbihan.
Les sources primaires relatives aux événements des années 1761-1763 à Belle-Île sont peu nombreuses. La sous-série 4 A relative au domaine royal de Belle-Île contient quelques documents sur cet épisode notamment le mémoire anonyme évaluant la difficulté et l’intérêt d’une opération de libération du territoire insulaire par la France. On peut également mettre en lumière le rapport très détaillé établi après le départ des Anglais sur l’état de l’île, ainsi que les actes d’afféagement passés dans les années qui ont suivi le retour de ce territoire dans le domaine royal.
Les archives conservent par ailleurs un fonds relatif au baron de Warren en série E. Cet ensemble contient notamment des liasses de correspondance intéressant la période à laquelle le baron Richard de Warren est nommé gouverneur de Belle-Île (1763-1775).
Il est bien sûr à noter que davantage de sources sont disponibles au sein des archives du service historique de la Défense.
Les sources secondaires et imprimés s’avèrent moins rares. Cet état est dû en particulier aux travaux de plusieurs érudits comme Louis Galles (2 J 59), Louis Rosenzweig (3 J 8), Pierre Couraud (6 J 1), ou Jean-Louis Debauve (72 J). Partie d’entre eux ont étudié et/ou copié des journaux écrits par des témoins oculaires.
Quelques ouvrages enfin proposent une synthèse et un récit des événements étayés par des copies de pièces originales aussi bien d’origine française qu’anglaise. On peut notamment citer l’écrit du capitaine Binet : La défense des côtes de Bretagne au XVIIIe siècle. Études et documents (HB 81) ; ainsi que la monographie de Léandre Le Gallen : Belle-Ile-en-Mer, Histoire politique, religieuse et militaire. Mœurs, usages, marine, pêche, agriculture, biographies belliloises (HB 128).