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La cité des Ajoncs, un village algérien en Morbihan

Les accords d’Évian mettent fin en 1962 à la guerre d’Algérie. À l’instar des autres départements, le Morbihan pleure ses enfants morts dans ce conflit et accueille notamment les personnels civils et militaires rapatriés sur la base militaire de Lorient. Se pose également le douloureux problème des harkis, ces combattants algériens qui ont combattu aux côtés de la France et qui doivent fuir leur terre natale pour échapper aux représailles.

Dans ce contexte, une expérience inédite en Bretagne apparaît dans le Morbihan : la création d’un village pour les accueillir.

Une initiative privée à l’origine du projet

Le projet voit le jour en février 1963, porté par une jeune étudiante de la Faculté de Nantes de 19 ans, Isabelle Séchet. Elle interpelle le préfet sur le projet d’accueil d’anciens harkis qu’elle veut mettre en place dans le Morbihan. 

Déjà, à l’été 1962, quatre familles d’anciens harkis ont séjourné quelques temps à Vannes et il n’a pas été possible d’assurer sur place leur reclassement professionnel. Fin 1962, Jean-Paul Roy, le préfet du Morbihan indiquait qu’en regard de l’état du marché du travail, « il ne saurait être question, à l’exception de rares cas isolés de procurer un emploi aux supplétifs musulmans ». 

De Vannes où habite son oncle, Jacques Billot, colonel en retraite et responsable du secours catholique de Vannes, Isabelle Séchet sollicite la presse pour présenter son projet et recueillir des fonds. 

La détermination de la jeune femme convainc l’entreprise vannetaise de travaux publics Grolleau(note) qui promet l’embauche d’une trentaine d’harkis et oblige le préfet à revoir sa position. S’inquiétant des débordements possibles de 30 musulmans célibataires, leur famille étant restée en Algérie (note), la préfecture organise le 1er mars 1963 une réunion de travail. Il apparaît que le premier obstacle est le reclassement des harkis dans les différents secteurs de la vie économique morbihannaise. « Les anciens supplétifs musulmans n’ont pas de qualification professionnelle valable, c’est ainsi que dans la seule branche susceptible a priori d’intéresser le Morbihan « le bâtiment », la proportion de manœuvres ordinaires est extrêmement élevée(note)». Pour autant, un comité d’accueil des Français musulmans du Morbihan est créé ce même jour.

Le 29 mars 1963, le préfet du Morbihan précise au ministre des rapatriés qu’« en raison des faibles moyens de maintien de l’ordre dont dispose le Morbihan, il est indispensable que la plupart des Harkis s’implantent dans le département accompagnés de leur famille (note) ». Or, le problème du logement est crucial avec l’arrivée des rapatriés d’Algérie et surtout avec l’accroissement très sensible des effectifs militaires. Pour le préfet, la seule solution consisterait à édifier des baraquements en bois facilement transposables de trois à quatre logements dans la mesure où l’entreprise Grolleau serait appelée à se déplacer sur des chantiers loin de Vannes(note). Le 8 avril 1963, les trois premiers harkis commencent leur travail chez Grolleau.

Le 13 juin 1963, la trésorière du comité sollicite la femme du préfet : « Monsieur Roy (…) a bien voulu donner son entière approbation à nos projets. À l’heure actuelle, nous avons pu faire sortir de Rivesaltes(note) 23 familles et nous nous occupons en outre de trois familles arrivées directement de Colomb-Béchar(note). Nous espérons bien que ce n’est qu’un commencement. (…) ma nièce, Isabelle Séchet, qui a fait démarrer dans le Morbihan cette action en faveur des harkis, nous quitte définitivement à la fin de juillet. Je ne puis m’empêcher de considérer un peu comme mes enfants tous ces harkis, et comme je sais que vous avez une grande expérience de ces questions, notre comité ne pourrait, j’en suis sûre, retirer qu’un grand bénéfice de vos conseils et de votre appui(note). »

Jane Roy accepte la présidence du comité après que les statuts du comité aient été modifiés pour écarter « les sympathisants qui gravitent autour du conseil d’administration [qui] ne sont pas, loin s’en faut, dans la ligne politique du gouvernement(note). » De fait, le siège de l’association est transféré à la préfecture.
 

La construction d’un village

Au début de l’été 1963, l’entreprise Grolleau licencie onze des dix-sept harkis arrivés du camp de Rivesaltes. La préfecture et le comité obtiennent, non sans mal, le reclassement professionnel des harkis licenciés. La nouvelle présidente s’interroge alors sur l’opportunité du regroupement qui « présente l’avantage de pouvoir organiser facilement le service social indispensable. Il a l’inconvénient de reconstituer un village algérien et de retarder sinon, d’empêcher l’assimilation des intéressés. La dispersion à outrance est pratiquement impossible car les femmes qui généralement ne parlent pas français n’acceptent pas de vivre isolées parmi les autochtones(note). » 

Sollicité, le directeur départemental de la construction pense également que la meilleure solution « consiste à reloger les anciens supplétifs musulmans dans des bâtiments existants qui, auparavant, auront été restaurés et améliorés. (…) toutefois dans l’éventualité où il serait absolument impossible de retenir cette solution, j’estime que la construction de logements préfabriqués pourrait être acceptée à condition que ceux-ci soient implantés dans des endroits discrets, ne présentant aucun caractère touristique particulier et hors des grands centres urbains(note).» 

Pendant un temps, Jane Roy pense intéresser des propriétaires d’immeubles anciens en leur faisant miroiter l’aide financière importante que l’État consent pour la réfection d’appartements destinés aux rapatriés. Mais les prospections se révèlent vaines. Le Comité se tourne alors vers la recherche d’un terrain où édifier des logements. 

En août 1963, un terrain au lieu-dit La Terre Rouge situé sur la commune de Saint-Avé est retenu et le comité passe commande de cinq groupes de quatre logements de préfabriqués. Chaque logement comportera trois pièces principales, une salle d’eau et un WC. Le conseil municipal de Saint-Avé, inquiet du projet, s’interroge sur le choix du lieu alors qu’un terrain sur Vannes lui semble plus judicieux et surtout s’alarme des frais financiers que cela peut engendrer pour la commune(note). Début octobre(note), le permis de construire est déposé en mairie de Saint-Avé. Pour autant, le maire demande au préfet de surseoir aux travaux qu’il n’a pas autorisé faute d’avoir obtenu les garanties exigées(note) tandis que Jane Roy démissionne du comité en invoquant « les complications administratives qui surgissent ne [lui] permettent plus de poursuivre [sa] mission en tant qu’épouse du préfet du département(note). ».

Les travaux redémarrent quelques jours plus tard après que le préfet ait assuré au maire de Saint-Avé que « la police de la petite cité sera assurée par la gendarmerie nationale et les frais d’aide sociale seront entièrement pris par le département(note). » Jane Roy retrouve son rôle de présidente après quelques semaines d’absence.

En janvier 1964, le comité s’occupe de 119 personnes, 19 familles sur les 27 sont en attente d’un logement. Une douzaine d’hommes est au chômage mais le comité ne s’en alarme pas outre mesure « car le fond de nomadisme qui demeure en tout Algérien ne peut être détruit du jour au lendemain, et [il est] persuadé qu’à l’usage tous finiront par comprendre qu’ils ne pourront subsister sans un travail assidu(note). ». Les travaux avancent à grands pas, cependant le budget prévisionnel est dépassé avec l’ajout par exemple de travaux de peinture, à l’extérieur des bâtiments pour les protéger des intempéries et ensuite « à l’intérieur afin d’éviter que les locataires fassent preuve d’une trop grande fantaisie dans les choix des produits, des coloris et dans l’application de la peinture(note). » Des chauffe-eau ont été installés. Le comité souhaite ainsi remettre aux locataires « des locaux coquets et bien agencés » pour avoir plus de « facilités pour exiger une propreté rigoureuse(note). »

Le 7 mars 1964, le comité se réunit pour, entre autres, pour répartir les logements, fixer le loyer et donner un nom à la cité. Ce sera la Cité des Ajoncs en rappel de la lande sur laquelle est édifié le village. Un mois plus tard, les travaux sont achevés et l’inauguration se déroule le 14 juin 1964, soit 18 mois après la naissance du projet d’Isabelle Séchet.

Un premier bilan

Fin juin, le préfet du Morbihan dresse un premier bilan au ministre des rapatriés que 18 des 20 logements sont occupés, les deux derniers devant l’être sous peu. « Chaque famille est suivie régulièrement par une [marraine] qui la conseille et l’aide à résoudre les problèmes quotidiens. Une consultation de nourrisson est assurée sur place, tous les quinze jours par un médecin et une sage-femme de la direction de la santé. Enfin, l’inspecteur d’académie a bien voulu accepter de faire donner par des instituteurs des cours du soir aux adultes. En conclusion, on peut dire que l’expérience tentée dans mon département s’est avérée très concluante, et les résultats auraient été encore nettement meilleurs si les ex-supplétifs avaient pu recevoir une formation professionnelle avant leur sortie d’un camp, car le principal souci est celui du maintien au travail d’une main-d’œuvre banale que les employeurs licencient lorsque l’activité de l’entreprise tend à se ralentir.(…) En conclusion, je pense qu’il s’agit d’une réalisation très heureuse qui permettra de s’incorporer petit à petit et sans trop de difficultés à la vie économique française à la condition toutefois que le problème de la formation professionnelle soit solutionné(note)»

Le comité veille à créer des temps de sociabilité : la fête nationale est célébrée par un méchoui dans la cité tandis qu’un arbre de Noël pour les 80 enfants des Harkis est organisé en fin d’année.

Pour autant, peu de temps avant le 1er anniversaire de la cité, Henri Billot, vice-président du comité d’accueil des Français musulmans rédige un mémo interne dans lequel il fait part de ses préoccupations. Il constate la difficulté d’adaptation à la culture française de ces habitants déracinés de leur Algérie natale(note). » 

Mémo interne au comité d'aide aux Français musulmans, 12 mai 1965. Archives départementales du Morbihan, 1513 W 19

Il interpelle les habitants de la cité des Ajoncs à l’occasion de l’arbre de Noël 1965, en ces termes : « dans l’ensemble la conduite des adultes est exempte de reproches. Mais il y a certains, toujours les mêmes d’ailleurs qui causent beaucoup de soucis au comité. Trop d’hommes n’ont pas encore compris qu’en France il est nécessaire de travailler régulièrement pour vivre. Quelques-uns quittent leur emploi stable sous des prétextes futiles et ensuite viennent voir Mme Billot pour essayer de les reclasser. Il faut que cela cesse. Vannes est une petite ville et l’on a fait très vite le tour des employeurs. Lorsque ceux-ci tombent sur un mauvais sujet, il est ensuite impossible de leur faire embaucher un musulman. La conduite de quelques-uns nuit donc à l’ensemble et cela est inadmissible. Ceux qui ne veulent pas travailler, n’ont qu’à partir ailleurs. Quelques-uns boivent plus que de raison et dépensent en boisson beaucoup d’argent. D’autres perdent des sommes importantes aux cartes. Il n’est pas interdit de se distraire, mais il est honteux de priver du nécessaire sa femme et ses enfants pour satisfaire un vice. Quelques femmes, toujours les mêmes également, sont à l’origine de disputes. Il faut être conciliante et essayer de supporter la vie commune. Avec un peu de bonne volonté tout cela doit pouvoir s’arranger et je souhaite qu’en 1966 il ne soit plus indispensable d’aller à la cité pour faire des reproches ou mettre fin à des discussions. Je ne voudrais pas terminer sur des reproches que la plupart ne méritent d’ailleurs pas. À tous bonne et heureuse année(note). » 

Un relogement en HLM

Deux ans après l’ouverture de la cité des Ajoncs, le comité gère 31 familles d’harkis qui groupent au total 186 personnes dont 118 enfants. Cette année-là(note), trois familles logées auparavant à la cité des Ajoncs prennent leur envol et s’installent en HLM. Le comité perçoit les premiers effets de son action : « des cours donnés par un instituteur public réunissent une dizaine d’adultes. Les cours ont lieu à la cité dans une baraque réservée à cet effet. Les progrès sont lents mais les résultats quand même encourageants puisqu’un homme qui ne savait ni lire ni écrire a pu obtenir son CAP de paveur et qu’un autre vient de commencer un stage. (…) Il était à craindre que la concentration en un même point d’une vingtaine de familles retarderait l’intégration dans la vie métropolitaine et il est possible qu’elle ait contribué à maintenir certaines habitudes regrettables, mais en contrepartie elle a permis au comité de mener une action efficace qui eut été irréalisable autrement. Dans l’esprit du comité, cette situation n’est d’ailleurs que temporaire et a pour seul but de procéder à une éducation suffisante pour permettre un relogement en HLM. Mais la progression est très lente. (…) On peut noter d’autre part que la méfiance traditionnelle des populations bretonnes les a incitées à une certaine réserve à l’égard des musulmans, mais cette méfiance s’est vite atténuée pour laisser place à une sympathie certaine. (…) [Le comité] a conscience de la longue durée de sa mission, qui ne pourra guère prendre fin qu’au moment où les enfants parviendront à l’âge adulte(note). »

À partir de 1967, les départs s’accélèrent. En 1970, le comité n’a plus en charge que 8 familles sur les 20 logements de la cité. Trois ans plus tard, deux autres familles ont quitté la cité mais les places disponibles sont prises par des migrants tunisiens ou marocains en attente d’un logement. En 1980, il reste un seul et dernier locataire.

Un an plus tard, la cité est vide de ses habitants, les baraquements ne sont plus que des ruines. Le comité d’accueil des Français musulmans se dissout le 20 octobre 1981. Le terrain est donné au Département. Deux ans plus tard(note), un dernier bilan indique que sur les 27 familles de Français musulmans résidant dans le Morbihan, 12 sont propriétaires et 13 vivent en HLM. En 1986, une association rassemblant les harkis et leurs enfants du Morbihan se crée afin d’entretenir la solidarité au sein de la communauté.

Un devoir de mémoire

Près de 40 ans s’écoulent avant que ne se déroule en 2018 pour la première fois à Saint-Avé une cérémonie en hommage aux harkis(note). À cette occasion, une plaque commémorative relatant cet épisode est dévoilée. Scellée sur une stèle de schiste rouge taillée dans la roche du massif armoricain, elle évoque « les montagnes d’Afrique du nord ». 

En février 2022, l’État français promulgue une loi portant reconnaissance de la Nation envers les harkis. Lors de la journée nationale de commémoration le 25 septembre suivant, le préfet du Morbihan, Pascal Bolot transmet le message de l’État « Après soixante ans de silence, il fallait reconnaître le préjudice de l’indignité des conditions d’accueil et de vie des harkis et de leurs familles ». 

En mai 2023, la cité des Ajoncs fait partie des 45 nouveaux sites reconnus par le gouvernement, le seul en Bretagne, pouvant ouvrir la voie à l’indemnisation des familles de harkis. 

Les sources documentaires

Pour retracer l’histoire de la cité des Ajoncs, le fonds d’archives de la direction du Cabinet et de la sécurité, service interministériel de la protection civile est incontournable. Conservé sous la cote 1513 W, on assiste en le consultant à la naissance du comité d’accueil des Français musulmans du Morbihan, à l’édification de la cité des Ajoncs. On entraperçoit quelques instants de vie de ses habitants avec la naissance des enfants, les différences culturelles, les projets professionnels... Le fonds garde trace de quelques correspondances des marraines qui relatent le quotidien de leurs « protégés ». Les propos sont alors à replacer dans le contexte de la décolonisation.

La presse départementale relate également les temps de sociabilité. Par ailleurs, l’INA conserve également une vidéo muette de l’inauguration de la cité des Ajoncs en juin 1964.
 

Notes de l'auteur

  1. Société Armoricaine d’Entreprises Générales
  2. Note préfectorale du 11 février 1963. Archives départementales du Morbihan, 1513 W 20
  3. Note du préfet du Morbihan au directeur départemental du travail et de la Main-d’œuvre, 8 mars 1963. Archives départementales du Morbihan, 1513 W 20
  4. Note du préfet au ministre des rapatriés, 29 mars 1963. Archives départementales du Morbihan, 1513 W 20
  5. Ibid
  6. En septembre 1962, le camp de Rivesaltes (Pyrénées-Orientales) devient alors « Centre d’accueil des Français de souche nord-africaine » (FSNA)
  7. Algérie
  8. Lettre de la femme d’Henri Billot à Jane Roy, 13 juin 1963. Archives départementales du Morbihan, 1513 W 20
  9. Lettre de la direction départementale de la protection civile à la femme du préfet du Morbihan, 20 juin 1963, Archives départementales du Morbihan, 1513 W 20
  10. Notre de la préfecture du Morbihan, [juin 1963]. Archives départementales du Morbihan, 1513 W 19
  11. Notre du directeur départemental de la construction au préfet du Morbihan, 25 juillet 1963. Archives départementales du Morbihan, 1513 W 42
  12. Extrait du registre de délibérations du 27 septembre 1963
  13. Le 8 octobre 1963
  14. Le 24 octobre 1963
  15. Archives départementales du Morbihan, 1513 W 19
  16. Note du préfet du Morbihan au maire de Saint-Avé, 5 novembre 1963. Archives départementales du Morbihan, 1513 W 42
  17. Rapport du comité départemental d’accueil des Français musulmans, 25 janvier 1964, Archives départementales du Morbihan, 1513 W 19
  18. ibid
  19. ibid
  20. Note du préfet du Morbihan au ministre des rapatriés, 23 juin 1964. Archives départementales du Morbihan, 1513 W 43-44
  21. Mémo interne du comité d’accueil aux français musulmans, 12 mai 1965. Archives départementales du Morbihan, 1513 W 19
  22. Allocution du président Bertho à l’occasion de l’arbre de Noël, 2 janvier 1966. Archives départementales du Morbihan, 1513 W 19
  23. 1966
  24. Rapport du comité d’accueil des Français musulmans au comité national des Français musulmans, 29 novembre 1966. Archives départementales du Morbihan, 1513 W 20
  25. 1983
  26. La journée nationale d’hommage aux harkis et autres membres des formations supplétives se déroulait les années précédentes, au cimetière de Calmont de Vannes.
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